Le Billet Polar de Sophie Colpaert

La Chronique Baladeuse du mois de Septembre 2006

Pour sa huitième édition, la Chronique Baladeuse vous emmène dans l'East Texas des années trente, au moment où la découverte d'un corps secoue le quotidien d'une famille tranquille et bouleverse toute une région. En ce temps là, l'East Texas était couvert de marécages et de forêts infestées de tiques et de mythes. L'automobile et l'électricité balbutiaient, les semaines n'étaient pas encore rythmées par les courses aux supermarchés et de toute façon il n'y avait vraiment pas grand-chose à acheter, ces années-là, à part des cochons, des poulets, des légumes et des denrées de base; et puisqu'on produisait les trois premiers, c'étaient celles-là qui nous intéressaient, et parfois on faisait du troc pour se les procurer raconte le héros du livre. En ce temps là, le Klu Klux Klan hantait les nuits et les esprits, défendant la supériorité de la race blanche bien à l'abri sous ses cagoules pointues... Embarquement immédiat à bord d'un très très grand roman: Les Marécages de Joe R. Lansdale.


Au cours d'une expédition en forêt, Harry et Tom Collins, un frère et une soeur de treize et neuf ans, découvrent le cadavre d'une femme noire. Le corps est mutilé, lardé de barbelés. Le père des deux enfants est à la fois coiffeur et constable. L'affaire est de son ressort.
Collins grimace à l'annonce de cette découverte car il sait que l'enquête sera difficile. Il lui faudra louvoyer entre le mutisme prudent des Noirs et le je-m'en-foutisme des Blancs, peu concernés par l'assassinat d'une Noire. Et si l'affaire ne se résout jamais, cela n'empêchera pas grand monde de dormir, sauf Jacob Collins. Il fait partie de ces hommes blancs qui considèrent les Noirs comme leurs égaux et en 1933, dans ces terres reculées de l'East Texas, cette opinion là n'est pas très répandue et lui vaut quelques inimitiés. Son épouse partage cette conviction et les enfants sont élevés dans cet état d'esprit. Jacob et Harry ont tous les deux appris à pêcher - autant dire, pour l'époque, à se nourrir - avec Mose, un vieux Noir qui vit dans la forêt, au bord de la Sabine.
Le lendemain, Jacob Collins récupère le corps et trouve un médecin noir capable de pratiquer l'autopsie. Le médecin de Marvel Creek, le bourg le plus proche, a refusé tout net car si sa clientèle apprend qu'il a touché une Noire, elle fuiera son cabinet. À Pearl Creek, ville exclusivement noire, le docteur Tinn effectue l'examen et apporte à Jacob Collins quelques informations sur la mort de cette femme. Le pasteur lui rend son identité en reconnaissant la dépouille de Jelda May Sykes, une prostituée que fréquentaient des Noirs et des Blancs. Sur les talons de son père, Harry ne perd pas une miette de cette histoire pour adultes et tourne petit à petit la page de l'enfance.


Les semaines passent, l'enquête de Collins piétine et la vie reprend son cours. À l'automne, une tornade balaie la région et met à jour un nouveau corps mutilé, Janice Jane Willman, une mulâtre qui se prostituait à Pearl Creek. Tout en renvoyant la victime dans le camp des Noirs les Blancs commencent à trembler pour leur peau et craignent désormais que l'assassin, forcément un Noir, ne s'en prenne à une des leurs. Si Collins ne le trouve pas, d'autres le feront à sa place, des qui aiment moins les Noirs que lui...
En passant chez le vieux Mose, Collins a découvert le sac à main d'une des victimes qui trônait dans sa cabane. Mose l'a trouvé dans la rivière mais c'est une pièce à conviction et, en qualité de constable, Collins doit forcément l'interroger. Il fait de son mieux pour soustraire le vieil homme à la rumeur, en vain. La famille finit par recevoir la visite de membre du Klu-Klux-Klan venu réclamer, au milieu de la nuit, avec cagoule et grande croix de bois enflammée, qu'on lui livre "le nègre". Collins leur tient tête et malgré leur déguisement, les reconnait tous, les uns après les autres, des clients du salon de coiffure pour la plupart... Les encagoulés repartent bredouille mais ce n'est que partie remise...

Les Marécages occupe une place à part dans l'oeuvre de Joe R. Lansdale (1951-), prolifique romancier américain régulièrement primé. Dans ce roman, il se souvient de son enfance, dans l'East Texas, avec pour terrain de jeux ces forêts marécageuses dont il ne reste presque plus rien aujourd'hui. Les Marécages, dit-il, sont inspirés par le fait que mes parents ont traversé la Grande Dépression et que j'ai grandi avec leurs histoires de cette époque. Il y a aussi le fait que durant ma jeunesse, dans les années 50 et 60, les choses n'avaient pas tellement changé. Il y avait toujours une pauvreté épouvantable, du racisme et une vision étriquée du monde. * Il y a aussi ce souvenir d'un récit de lynchage raconté par son père et tombé dans les oreilles du petit garçon qu'il était. Avec le temps, Lansdale ne sait plus si son père en avait été le témoin impuissant ou s'il était le simple rapporteur de l'aventure d'un autre mais l'histoire de la mise à mort d'un Noir, sur simple présomption, sans procès ni jugement, a marqué son esprit.*
Roman policier, roman noir à forte trame historique, économique et sociale, Les Marécages est également un roman d'apprentissage susceptible, par sa thématique raciale toujours très actuelle, de séduire un public de jeunes lecteurs d'ordinaire récalcitrants face à la lecture. C'est à la fois l'histoire vécue et racontée par Harry, adolescent au moment des faits mais ce sont aussi ses souvenirs de cette époque car parvenu à l'âge de quatre-ving ans, Harry n'a rien oublié de ces années et cherche toujours à en comprendre certains aspects, avec le recul de toute une vie passée dans cette région, au contact de ses habitants, sans distinction de race. Le style, simple, clair et concis dégage une indéniable facilité de lecture. Lansdale excelle dans l'art de manier le suspense et les situations effrayantes. Certaines scènes dégagent une telle tension qu'on finit par aller voir plus loin "comment ça finit" pour pouvoir reprendre sa lecture plus tranquillement! Et même en connaissant l'issue de ces fameuses scènes, le suspense opère encore avec une efficacité... redoutable! On apprend beaucoup dans Les Marécages et cette machine à lire fait naître, une fois le livre refermé, un certain nombre de reflexion. N'est-ce pas à cela que l'on reconnait les grands romans, les chocs d'une vie de lecteur?...

*: Joe R. Lansdale sur www.twbookmark.com/authorslounge/articles, Inspiration for The Bottoms. Trad. S. Colpaert

 

Sophie Colpaert,
Septembre 2006

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