Parlez-moi d'amour

Raymond Carver

Résumé : L'oeuvre de Carver tient en quatre volumes de nouvelles et en quelques poèmes... C'est peu. Mais cela a suffi à un auteur qui possédait comme personne le sens du raccourci mélancolique. Sans lyrisme, sans fioriture, sans fureur ni complaisance, en quelques lignes, en cinq ou six mots, il a su créer un univers de noirceur et de solitude. Parlez-moi damour! On dirait une chanson d'après-guerre, les mots tendres, l'espoir, la mélodie du bonheur... Avec Carver, changement complet de perspectives. Les dix-sept nouvelles qui composent ce recueil traduisent crûment l'absence sauvage d'amour. Quelque chose ne va plus dans l'Amérique d'aujourd'hui, l'Amérique profonde, engluée dans la poisseuse médiocrité, l'accablement, la cruauté, l'hor-reur, l'Amérique qui a perdu son innocence, la troublante capacité au bonheur qui était le secret même de son ambition. Comment gâcher sa vie et celle des autres, comment faire naître la haine, la trahison, la folie et le meurtre? Les récits de Carver ressemblent à de petits manuels de désespérance. « Le monde de Carver est un monde d'analphabètes », disait Gabrielle Rollin, sa traductrice. Ce qui est un peu exagéré. Si ses personnages prennent plus volontiers une bouteille de whisky ou une canette de bière qu'un livre, ils ne sont ni des voyous, ni forcément des minables, simplement de tout petits bourgeois, des employés, des comptables, des secrétaires, des gens ordinaires, jeunes ou moins jeunes, un peu chômeurs, un peu alcooliques, un peu paumés, et à peu près interchangeables, tant ils sont usés, laminés par les problèmes, étouffés par la routine, dévorés par l'envie. En apparence, rien ne se passe dans les histoires que raconte Carver, ou presque rien. Mais sous ce rien, sous l'incompréhension, le désœuvre-ment, la pauvreté, la maladie (et sous l'acuité du regard de l'écrivain) se caché un simple sentiment : le malheur. Et le malheur s'hypertrophie chez lui en un univers romanesque. Ici un photographe sans main ou un couple qui se déchire, là un homme qui perturbe la fête de Noël, un père qui n'arrive pas à parler à son fils, des limaces qui prolifèrent, un mari qui trompe sa femme, une femme qui trompe son mari... Pourquoi ? Comment ? Parce que « les choses changent... je ne sais pas comment ni pourquoi mais elles changent sans que l'on s'en Yende compte ni qu'on le désire » écrit Carver. Elles changent, oui. En pire? Bien entendu. « Si nous parlions d'amour » annonce la dernière nouvelle du livre. Quel programme! Il y a belle lurette que personne ne sait plus en parier. Trop de petites ambitions se sont dissoutes dans un océan de grisaille. Le cœur longtemps mis à nu se dessèche avec les années. Et les héros-naufragés de Carver restent sur la grève, étonnés d'être là, incapables de bouger, résignés une fois pour toutes. S'ils respirent encore, c'est juste par habitude. Plus que des nouvelles, les récits de Parlez-moi d'amour ressemblent à des instantanés. Carver appuie sur le déclencheur chaque fois qu'il se trouve devant une situation inédite. Inédite pour nous mais pas pour lui qui a partagé la vie fruste et morne des petites villes américaines. Il a roulé sa bosse un peu partout. Son enfance dans l'Oregon, sa famille de bûcherons et de pêcheurs de la côte nord du Pacifique, les cent emplois qu'il a dû exercer pour survivre (routier, pompiste, gardien de nuit, concierge dans un hôtel, etc.) le placèrent en première ligne pour observer le défilé de ces abonnés à l'ennui, de ces gens simples à en mourir qui allaient devenir ses personnages. L'alcool, le tabac, il les connut aussi. Il en mourra d'ailleurs, en août 1§88, avant même d'avoir atteint la cinquantaine. Carver n'était pas un écrivain-né, il s'était mis à écrire un peu par hasard, histoire de faire passer des émotions, histoire aussi de ne pas refouler les détresses cachées qu'il avait surprises. Cinéaste, il aurait pu tourner en France les films de Pialat. La littérature l'a aidé, sûrement. Elle lui a permis de se pencher sur ces êtres brisés, écartelés, dont la violence reflétait toujours une souffrance démesurée, de mieux les comprendre et peut-être, éternel paradoxe de la littérature, de mieux les fuir. D'où lui vient cette fulgurance, cette limpidité mystérieuse ? Il écrit avec un minimum de mots, des phrases courtes, sèches, sobres et d'une apparente pauvreté qui s'accordent si bien à son propos. Il condense, il précipite chaque situation. Dès lors, il n'y a plus rien à dire. Persiste juste dans ses nouvelles un petit décalage discret, comme un temps de retard pris sur la vie, un léger dérapage dans les rouages de l'existence. Comme dans ce récit intitulé « Un problème de mécanique » où un couple se dispute un enfant, tel les deux mères devant le roi Salomon. Chacun tire le bébé de son côté, de toutes ses forces, de toute sa démence... La conclusion tombe comme un couperet, nette et précise : « Et c'est ainsi que le problème fui résolu. » L'aptitude au mal est là. On pourrait même dire que de la banalité surgit le mal. Telle est la certitude de Carver. « Un homme peut obéir à toutes les règles, et puis soudain il s'en fiche. » Alors le grain de sable enraie la machine. Tout bascule. Nicole Chardaire.

Source : Le Livre de Poche, LGF